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Anton, Ben et Toon ont perdu deux amis dans des accidents de la route. Pour récolter des fonds pour l’ASBL Rondpunt, une organisation qui lutte pour un trafic plus sûr, les trois passionnés anversois relient Salzbourg à Nice à vélo cet été. Le Tour des Alpes : 2 000 kilomètres à travers les montagnes autrichiennes, italiennes, suisses et françaises pour une circulation plus sûre à vélo. 28 cols au menu, pour un dénivelé total de 50 000 mètres. « Beaucoup de gens ont perdu un proche sur la route. Leurs messages nous ont donné beaucoup d’énergie. »
23 juillet 2020, le jour se lève sur un quartier industriel morne de la ville autrichienne de Salzbourg. Les pas de trois paires de chaussures de sport se font entendre sur l’asphalte. Trois jeunes hommes sortent de leur hôtel petit budget. Maillots de vélo bien ajustés, humeur au beau fixe : c’est le début d’une grande épopée. Les Anversois Ben Nagar, Anton Kegels et Toon Anthoni veulent traverser les Alpes sur deux roues. Ils sont fin prêts pour l’aventure de leur vie, lorsqu’ils aperçoivent sur le trottoir un vélo entièrement blanc. Les rires s’estompent, les jeunes hommes s’arrêtent brusquement.
Le vélo blanc est un ghost bike ou vélo fantôme, un deux-roues qui commémore le décès d’un cycliste, victime d’un accident de la route. La chair de poule les gagne. Les trois amis prennent vraiment conscience que c’est pour ça qu’ils sont ici. « Nous n’avions pas encore roulé un mètre et nous avons vu ce vélo. Nous ne savions même pas qu’il était là », explique Toon. « C’était comme un signe des dieux. » Anton renchérit : « Le timing était parfait. Ce vélo à lui seul résumait l’esprit de notre voyage. Il nous a donné le courage d’attaquer la première étape. »
Retour au printemps dernier, au plus fort de la crise du coronavirus. Dans son salon, Ben regarde Google Maps. Il contemple la chaîne des Alpes qui s’étend de la mer Méditerranée à l’Autriche. Et il se demande quelle vue doivent offrir tous ces sommets. Un plan commence à germer dans son esprit. Ben fait des zooms avant et arrière, note les altitudes et les noms des cols de montagne. Avant qu’il s’en rende compte, l’après-midi est passée et son document Word compte un nombre incalculable de pages. Plein d’enthousiasme, il appelle ses camarades : « J’ai un projet un peu fou, je vous envoie un e-mail. »
Le timing est idéal. Le coronavirus a provoqué l’annulation de nombreuses autres activités, y compris les Trois Ballons, un parcours dédié aux cyclotouristes qui traverse six cols des Vosges et auquel les trois compères souhaitaient participer avec leur club de vélo. L’agenda de l’été est donc entièrement vide. Par ailleurs, Ben, Toon et Anton n’ont jamais fait autant de vélo que depuis le début de la crise. C’est maintenant ou jamais. D’autant plus que toutes les fêtes et autres mariages annulés auront probablement lieu l’année prochaine. « Je sentais que cet été, tout était possible », dit Ben. « Nous pouvions facilement faire concorder nos agendas. Et attendre que les mesures soient assouplies pour nous lancer. »
L’idée plaît directement à Toon et Anton, deux amis de longue date de Ben. Trois caractères différents, ayant comme point commun un enthousiasme sans limites et une volonté à toute épreuve. Ils étaient déjà sur le vélo avant même que l’idée se précise. « Jusqu’à ce que je commence à comprendre l’étendue du projet », dit Anton en riant. « Quand j’ai regardé la distance et le dénivelé de plus près, mon euphorie s’est vite transformée en panique totale. »
2 000 kilomètres à vélo. 28 cols à gravir, pour un dénivelé total de 50 000 mètres. Presque six fois l’Everest. Pas une mince affaire. Et vu les délais assez courts, une préparation mentale et physique intensive est nécessaire. Le psychologue du sport Viktor Van der Veken apprend aux trois amis à survivre ensemble 24 heures sur 24 sans avoir envie de s’entretuer. La diététicienne Charlotte Angenot leur prépare un programme alimentaire et le spécialiste en nutrition Innerme leur fournit les barres et gels énergétiques véganes nécessaires.
Pendant le confinement, les trois candidats au Tour des Alpes s’entraînent principalement dans le plat pays anversois, mais se rendent dans les Ardennes dès que possible pour enchainer un maximum de dénivelés. À ce moment-là, ils n’ont encore aucune expérience en matière de voyages à vélo. Sans compter qu’ils doivent emmener tout leur matériel dans des sacoches de selle et de guidon.
29 ans
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Habite à Berchem
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Menuisier
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Roule sur un Superior
26 ans
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Habite à Deurne
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Avocat (fiscaliste)
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Roule sur un Kuota
29 ans
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Habite à Anvers
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Scénariste
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Roule sur un Argon 18
Cette idée folle devient un projet concret. Mais, selon les trois amis, il manque quelque chose. Une bonne œuvre pour laquelle ils vont se donner à fond pendant deux semaines. De préférence liée au vélo. Rondpunt sort du lot. Cette ASBL aide toutes les personnes impliquées dans des accidents de la route : les victimes, les proches, mais aussi les auteurs. « Rondpunt fournit une assistance psychologique et aide les personnes qui ont survécu à un accident grâce à des programmes de réintégration », explique Toon. « Cela nous a directement plu. »
De plus, Rondpunt plaide pour un trafic plus sûr. Et c’est nécessaire : l’année dernière en Belgique, on a enregistré pas moins de 37 699 accidents de la route et 47 793 victimes. Parmi celles-ci, 646 ont hélas perdu la vie. Un accident mortel sur cinq implique une victime entre 20 et 29 ans. Ce sont surtout les chiffres de la sécurité à vélo qui font froid dans le dos en Belgique. Sur tous les pays de l’Union européenne, seules la Roumanie, la Hongrie et la Pologne comptent plus de cyclistes tués sur les routes par million d’habitants. Les autres pays où le vélo est traditionnellement populaire, comme les Pays-Bas et le Danemark, font significativement mieux.
Pour Ben, Toon et Anton, le choix de Rondpunt est également personnel. Ils ont perdu deux amis dans des accidents de la route. En 2017, Boris, un camarade qu’ils côtoyaient souvent sur les terrains de football, a été renversé par un camion à Anvers. Il n’a pas survécu à l’accident. Entre-temps, les règles de circulation sur les lieux du drame ont été adaptées et la rue est désormais réservée aux cyclistes. Et au début de cette année, Seppe, qui a fait du Patro pendant des années avec Toon et Ben, a lui aussi été renversé par un camion à Gand. Trois jours plus tard, un nouvel accident mortel a eu lieu au même endroit.
« Personne n’est vraiment en tort dans ces accidents », dit Toon d’un ton apaisant. « Les chauffeurs ne le font pas exprès, et les communes ne créent pas non plus des situations dangereuses volontairement. Mais ce sont des accidents qui, grâce à une meilleure politique de prévention, auraient pu être évités. Dans une ville comme Anvers, la sécurité routière, surtout à vélo, est un thème important depuis des décennies. » Voilà pourquoi le choix de Rondpunt leur semble tout simplement évident. Et pourquoi la vue de ce vélo, dans cette zone industrielle de Salzbourg, leur noue aujourd’hui la gorge.
Même si Ben, Anton et Toon font beaucoup de vélo depuis trois ans, ils se heurtent à un véritable mur lors de leur premier jour dans les Alpes. Pour grimper le « monstrueux » Großglockner, ils doivent puiser très loin dans leurs réserves. « Nous n’avons jamais grimpé un col aussi lentement », raconte Anton. « Et j’espère que cela ne se reproduira pas. Au sommet, nous étions tous les trois convaincus que nous avions vu trop grand. »
Et même si les trois compères viennent à peine de se mettre en route, pour Ben, le plus haut sommet d’Autriche est déjà un tournant dans l’aventure. « Cette montagne nous a remis à notre place. Et nous a fait réfléchir au reste du voyage. Mais quand on y repense, ça reste un magnifique souvenir. » Toon : « Nous avons vite compris que dans les Alpes, il faut savoir rester humble. » Après ce premier jour, les choses vont de mieux en mieux.
Pas facile d’épingler les meilleurs moments. L’expédition à vélo est une succession de virages en épingle à couper le souffle et de panoramas de carte postale, de lacs de barrage, de forêts de conifères et de prairies magnifiques. De coups de pédale le long des glaciers, sur des routes de campagne, à travers de petits villages. Et surtout de montagnes grandioses. « En atteignant la plupart des sommets, vous êtes récompensé par une vue exceptionnelle sur les Alpes », explique Toon avec des étoiles dans les yeux. « En combinaison avec l’adrénaline, cela procure un sentiment d’euphorie et de bonheur. »
Dans la descente du col du Lukmanier, marquant leur entrée dans les Alpes suisses, les cyclistes anversois vont le plus doucement possible. Simplement pour profiter du paysage qu’offre cette montagne « qu’on a envie de prendre dans ses bras », raconte Ben. « À chaque kilomètre, nous nous arrêtions pour regarder et prendre des photos », dit Toon. « Je n’avais encore jamais vu une telle grandeur. » Anton poursuit : « Nous ne disions rien d’autre que “wow”. Des moments magiques. Un peu comme le Royaume Magique à Efteling. Je ressens encore l’émotion rien que d’en parler. Ces endroits me manquent. »
Pendant les deux semaines, la météo semble de leur côté. À un jour près. Au col de l’Iseran et au col du Galibier, il neige quand les trois amis arrivent au sommet. « Nos billes ont failli geler », écrivent-ils sur leur blog de voyage. Il fait tellement froid que leurs mains s’engourdissent, à tel point qu’ils ont du mal à freiner. Dans la vallée, ils se couchent sur l’asphalte chaud pour se réchauffer. « Nous sommes heureux d’avoir pu vivre ça, et nous n’oublierons jamais cette journée », raconte Anton. « Surtout parce qu’on a pris conscience d’avoir eu beaucoup de chance avec la météo. »
Les rencontres faites en chemin ont également marqué Toon, Ben et Anton. Leurs difficultés dans le Großglockner ont été vite oubliées lorsque leurs hôtes du soir leur ont servi « un repas à tomber par terre ». « Nous avons beaucoup discuté avec eux, en buvant du schnaps. C’est important de laisser un peu le vélo de côté de temps en temps », dit Ben. Anton : « Cela nous a vite fait oublier cette journée épouvantable. »
Lors de leur seul jour de repos, ils séjournent chez une Néerlandaise qui, après un accident de la route en Belgique, est restée dans le coma pendant six mois. « C’est un hasard, mais aussi un thème universel », explique Ben. « Tout le monde a déjà vécu un accident de près ou de loin, et c’est aussi dramatique que romantique de rencontrer une telle personne durant notre tour. »
« Beaucoup de gens ont traversé des épreuves similaires », ajoute Toon. « Nous l’avons ressenti. Ils nous envoyaient des messages : pour nous, vous roulez aussi pour telle ou telle personne qui nous a quittés dans un accident de la route. C’est très particulier. » Anton : « Ces réactions nous ont donné beaucoup d’énergie. On avait le sentiment de ne pas rouler à trois, mais avec un grand groupe. »
Mieux encore, les nombreuses réactions ont donné du sens à notre aventure. « En soi, grimper au sommet d’un col est une activité intrinsèquement inutile », relativise Toon. « Cela n’a pas de valeur, mais nous sommes restés fidèles à nous-mêmes. Nous n’avons jamais remis en question cette inutilité. Car pour nous, elle avait du sens. Nous avions un véritable objectif. Et une responsabilité, car tous ces gens nous soutenaient. »
Un soutien qui se révèle d’ailleurs massif. Les sympathisants peuvent verser de l’argent, et en fonction du montant du don, ils peuvent accompagner virtuellement les trois amis à travers les Alpes en tant que maillot arc-en-ciel, maillot à pois ou maillot de champion de Belgique. Au final, c’est presque 11 000 euros qui viennent s’ajouter au compte de Rondpunt. « Un montant improbable », selon Anton. « Notre objectif était de 2 000 euros. »
À cinquante kilomètres de l’arrivée, la Côte d’Azur se dessine à l’horizon. Des cris de victoire résonnent dans toute la Provence. Les « Fuck yeah » et les « high fives » volent dans tous les sens. Deux heures plus tard, Toon, Anton et Ben lèvent leur vélo au-dessus de leur tête sur la digue de Nice, avant d’aller tremper leurs pieds dans la mer Méditerranée. Le Tour des Alpes est un succès. Ils ont amplement mérité leur bière sous un palmier.
Reste encore une question : y aura-t-il une suite ? Et comment trouver un autre défi à la hauteur de cette performance exceptionnelle ? Ben affiche un sourire qui en dit long. « Depuis mon retour, j’ai déjà ouvert plusieurs fois Google Maps », dit-il avec un clin d’œil.
Cette histoire inspirante vous a donné envie de découvrir la France à vélo ? Nous vous présentons les plus beaux endroits à explorer, dans la roue du Tour de France.
Pour une telle aventure, mieux vaut bien entendu emmener votre fidèle deux-roues. Avec le bon porte-vélo sur votre voiture, vous élargirez facilement vos horizons.